Ou comment 4 projets architecturaux peuvent éclairer nos attitudes managériales
Leçon d’architecte n°3 : la pensée auto-transformatrice
Dans cette série d’articles, nous nous saisissons de croquis d’architectes afin d’illustrer une autre matière : celles des comportements humains et du management. La « fabrique » de Bernard Tschumi est aujourd’hui amicalement convoquée pour illustrer la pensée auto-transformatrice. Ce thème me tient à cœur parce que l’art et l'effort d’évoluer et de faire évoluer caractérisent le manager dans le monde changeant qui est son terrain de jeu... Et, plus largement, quelle richesse essentielle dans la vie ! Ce sujet prolonge le voyage entrepris dans l’article précédent avec Shigeru Ban, autour de la manière de « gérer » et « rendre créative » la complexité pour un manager. |
J’ai eu l’occasion de travailler 3 fois avec Bernard Tschumi, auxquelles a correspondu pour moi une sorte d’imprégnation par son travail, de plus en plus forte.
Le premier projet était la reconstruction du zoo de Vincennes, rebaptisé pour l’occasion zoo de Paris – ville sur les terres de laquelle, en réalité, il s’était toujours trouvé, mais qui n’avait pas jugé utile jusque-là de revendiquer ce lopin à girafes et à lions.
Nous avions associé l’agence BTua (Bernard Tschumi urbanistes architectes) et Jacqueline Osty (Osty et associés paysage et urbanisme), et leur collaboration a produit ce parc zoologique compact qui combine l’esprit des folies de La Villette et un parcours méandreux multipliant des points de vue apparemment naturels, mais soigneusement mis en scène.
L’une des plus belles de ces surprises est sans doute l’apparition de la grande serre, au milieu de l’exercice imposé des faux-rochers, pur dessin tendu comme une goutte d’eau dans laquelle se presse un écosystème turbulent.
La dynamique de cette forme est sans équivalent parmi toutes les serres que je connais, anciennes ou modernes, comme si elle avait intériorisé la tension de ses verres légèrement flexibles qui sont cintrés sur place, par serrage, à la limite de la rupture.
Soutenu par mes actionnaires minoritaires la Caisse des dépôts et Icade, j’avais pu contribuer financièrement à l’exposition rétrospective que le centre Pompidou consacra à Bernard en 2014 ; mon actionnaire majoritaire, dont j’étais aussi salarié, n’étant guère habitué à sponsoriser sans arrière-pensée une exposition architecturale, j’en ris encore !
Le second projet est la proposition de Bernard pour la Seine musicale déjà citée (le projet de Shigeru Ban ayant été celui choisi par le département). Il avait accroché sur l’une des arêtes supérieures d’un parallélépipède rigoureux un cylindre aux bords arrondis, véritable lanterne magique où s’abritait la salle de musique naturelle, dotée d'un parvis suspendu au-dessus de la Seine. Une merveille sans exubérance.
En voici une image, sommaire mais illustrant la richesse de ces concours.
La 3ème fois, je n’ai eu que le temps de confirmer BTuA dans l’équipe que nous formions pour répondre à la consultation de l’énorme projet de la reconstruction de l’université Paris XI sur Saclay, comprenant enseignement et laboratoires de recherche.
J’ai ensuite quitté ma société mais Bernard a eu la gentillesse de me tenir au courant de son travail et même, de me faire réagir sur celui-ci au long du concours ; je dois dire que c’était un plaisir peu commun d’être en dialogue avec lui plus intimement que son propre client dont je m’étais séparé de manière un peu abrupte… Associé à Groupe 6, Bernard a gagné ce concours considérable, qui est en livraison actuellement.
Au cours de ces 3 expériences, je découvrais et appréciais de mieux en mieux l’architecte et l’homme.
Suisse et français mais enseignant à New York (où il a son agence principale), fils d’un architecte réputé auquel il aime rendre hommage (Jean Tschumi), Bernard est un dynamiteur élégant, un déconstructiviste réfléchi, d’une audace résolue mais qui en toute circonstance reste absolument affable.
C’est lui qui avait greffé une piste d’athlétisme hors programme sur sa proposition pour la grande bibliothèque de Paris, niant toute intention subversive dans le surgissement de types en short et en sueur au cœur du temple des livres. Concours perdu... Mais la plupart du temps, Bernard est moins provocateur. Co-fondateur de cette mouvance où s’inscrivent également Zaha Hadid ou Franck Gehry, Bernard Tschumi n’aboutit généralement pas aux « icônes iconoclastes » de ces deux stars ; son déconstructivisme tient au regard qu'il porte sur l'architecture et par conséquent à la stratégie qu’il applique pour étudier un projet : notamment par la remise en cause méthodique de ses propres réflexes conditionnés d’architecte et autres influences plus ou moins conscientes – ce qui, dans son cas, l’amène à se méfier des excès de la forme. Il préfère à celle-ci ou plutôt met en préalable, le concept, le mouvement, les matériaux.
Bernard dessine ou écrit en permanence. Et comme de mon côté j’aime l’écouter – et l’interpeler – le 4ème projet qui nous a réunis est une série d’interviews un peu foutraques, mais tout-à-fait sérieuses, où, dans un hall d’aéroport ou en terrasse face à Beaubourg, j’essayais un peu maladroitement de le pousser dans ses retranchements. Nous n’en avons pas fait un livre, mais ces discussions ont inspiré cet article.
La pensée auto-transformatrice
Bernard Tschumi a d’abord consacré quinze années de sa vie d’architecte à ne pas construire… Enseignant et théoricien, il décline alors des recherches aussi libres et ludiques que, par exemple, les Manhattan Transcripts, où des espaces urbains schématisés, inventoriés, classifiés, sont un théâtre gauchi par des mouvements ou évènements de la vie quotidienne, parfois aussi surprenants que... par exemple, un meurtre ! [1]
Puis, Bernard Tschumi est devenu, comme il aime le dire, une « petite agence qui construit de grands projets » : l’école d’art du Fresnoy, le musée de l'Acropole à Athènes, le muséo-parc d’Alésia, le condominium Blue à New York en sont quelques exemples.
Or, de manière très significative, il continue d’appliquer un principe de recul initial, de recherche théorique et iconoclaste mais cela appliqué, désormais, au démarrage de chaque projet qu’il étudie. Pour ce faire, il met en retrait provisoire les solutions, qui surviennent trop vite, et s’astreint à une période de remise en cause des acquis :
Même s’il m’arrive — et cela m’arrive souvent — d’avoir une intuition sur ce que pourrais faire ou sur ce que j’aurais envie de faire, je laisse cette intuition de côté ou je la dessine sur un morceau de papier pas plus grand que ça, et je la mets de côté quelque part. Au contraire je cherche à regarder toutes les combinaisons, les combinatoires, possibles, qui sont faisables. Et ça c’est un travail tout à fait objectif, je peux mettre des gens sur les pistes [...] J’ai tendance à travailler comme ça pour être sûr que je n’ai pas manqué quelque chose qui aurait pu être intéressant. Ça, je le fais sur pratiquement tous mes projets, même si par ailleurs je réfléchis de mon côté mais de manière beaucoup plus intuitive.
On pourrait en tirer l’idée que Bernard Tschumi cherche à éviter les biais cognitifs, ces fameux « plis » ou routines mentales, ces déterminants inconscients par lesquels nos pensées et nos comportements sont guidés à notre insu.
Cela est exact, mais je pense y trouver, plus largement et plus profondément, une illustration remarquable de ce que certains auteurs appellent la pensée auto-transformatrice.
Un concept qui me semble majeur en management… et dans la vie en général.
De quoi parle-t-on ?
Déconstructiviste dans son process créatif, BT s’oblige à démonter ce qu’il sait, mâchonne le programme et les contraintes du projet dont il teste les conséquences possibles par un jeu combinatoire, puis, lavé de ses automatismes, confronte le résultat à ceux de l’intuition, laissant l’une adoucir l’autre et les croisant.
Un peu comme si, en bon horloger suisse, il avait démonté puis remonté soigneusement les pièces d’une montre, avec pour résultat un instrument nouveau ! Ainsi naissent des projets uniques dont Bernard peut expliquer rationnellement chaque parti-pris, et qui en même temps sont habités par une poésie, une énergie contenue et une cinétique étonnantes.
Une pensée est dite auto-transformatrice lorsque la personne va se nourrir de la complexité du monde et de son incertitude pour grandir, pour se recréer elle-même, en permanence et en continu. C'est la caractéristique la plus profonde, à mon sens, de la « pensée complexe », dont on manque le sens si on oublie ce point.
Cette « pensée auto-transformatrice » est un élément essentiel de la manière dont un manager peut appréhender, rendre digeste et mieux, rendre positive et créative pour ses équipes, toute la complexité du monde qui l’entoure : une caractéristique majeure de l’art difficile du management…
Mieux encore : la pensée auto-transformatrice est, par nature, transformative ; faisant émerger des solutions originales et fédérant des énergies, elle peut transformer concrètement le monde, dans une adaptation de soi au monde à laquelle répond une adaptation du monde à soi.
Ordre et désordre
En management comme en d’autres domaines, nous constatons que tant nous-mêmes que nos collaborateurs sommes tiraillés entre 3 pôles :
(1) Un désir d’ordre, réaction à l’angoisse du désordre qui peut au pire se caractériser par des analyses dogmatiques et binaires, le maintien de la norme quelle que soit l’évolution du contexte, le besoin de contrôle sur les autres ou la soumission aux ordres – voire les deux en même temps.
(2) Le subjectivisme qui, constatant que rien n’est sûr, conduit à n’avoir de croyance qu’en soi-même, à retirer sa confiance aux modèles d’autorité et même, au pire, à rejeter les points de vue des autres, puisque seul le sien compte à ses yeux.
Ces deux premières tendances se rejoignent dans une certaine intolérance et le refus de se mettre à l’écoute et d’évoluer soi-même.
Et (3) l’acceptation de la complexité et de l’incertitude, considérées non seulement comme des réalités mais comme des occasions d’apprendre, de se transformer et de saisir des opportunités.
Il serait facile de vouer aux gémonies les deux premiers modes de pensée et d’encenser le 3ème… En oubliant que nous avons tous un seuil d’alerte au-delà duquel l’incertitude sera perçue comme un danger, et entraînera notre rigidification. Donc, avec des dosages différents suivant les personnes et, pour la même personne, suivant les moments, nous « circulons » entre ces pôles. « Le désordre des êtres est dans l’ordre des choses », disait Jacques Prévert…
Pourtant, on perçoit assez clairement que le 3ème mode de pensée est celui qui permet au mieux de former un collectif vivant, de fédérer et de générer une action à la fois de groupe et adaptative.
Étant entendu qu’une équipe cornaquée dans un autoritarisme sévère n'est pas (en tout cas de ce fait) un tel collectif, même si son action peut sembler, pour un temps, avoir été relativement unifiée. Une telle homogénéisation est toujours vouée tôt ou tard à l’échec dans un monde changeant ; elle est en outre contre-productive, puisque générant quantité de comportements de contournement.
Auto-transformationS
Ainsi, la meilleure attitude pour le manager, devant tracer une route dans un monde changeant et complexe, repose sur le refus du binaire et de la simplification excessive, sur la multiplication des perspectives, l’écoute des expériences et la tolérance aux contradictions que nous apportent les faits et les hommes.
Edgar Morin applique également ce thème à un système, une organisation : il appelle cela « auto-éco-organisation » : comprendre, la capacité d’un système à être autonome (auto) ET à interagir avec son environnement (éco : le modifier et se laisser modifier par lui).
Les deux échelles, celles de l’individu et de l’organisation sont évidemment liées. Ainsi, revenant au management, on en déduira que l’entreprise agile ne peut exister sans la capacité de ses hommes et de ses femmes à adopter une pensée auto-transformatrice.
Le lien entre l’action d’une personne, d’une équipe, d’une entreprise et l’auto-transformation repose au fond sur cette idée, et même sur cette conviction (que certains ne partageront pas), que nous sommes toujours non seulement en train d’agir mais aussi que nous sommes toujours nous-mêmes en création par l’action et par l’interaction.
Tout ceci implique, suppose, n’est possible que si le manager est d’abord lui-même acteur (auteur) de son auto-transformation.
Et aussi, et ainsi, le manager pourra, par son management, faciliter et décliner dans son équipe (ou au contraire stériliser) le développement de cette dimension ; ainsi que dans son entreprise, ou plus simplement, dans un projet.
Auto-transformation et projection
Manager n’est en effet pas appliquer une vérité, mais négocier l’incertitude... Projeter dans ce monde changeant notre vision, notre cohérence et notre action, sans jamais cesser de nous adapter.
Ajoutons qu'agir, pour le manager, n’est pas seulement diriger la production d'un service, d'un bien etc. C’est aussi une navigation stratégique pour conduire l’entreprise dans des zones d’opportunité (un bon « positionnement » de l’entreprise sur son marché), préparer ses équipes (et soi-même) à saisir les opportunités, etc. C’est pourquoi le management est une sorte de navigation créatrice.
Il est intéressant de remarquer que les auteurs qui tentent de caractériser la pensée créative la décrivent comme capable des prouesses suivantes : interconnecter des informations, suivre en esprit plusieurs logiques pour entourer un sujet de réflexion, adopter plusieurs points de vue, rester fluide face aux contradictions et aux paradoxes, accueillir avec curiosité toute proposition nouvelle, remettre en question ses propres acquis passés…
Voilà qui peut paraître étonnant, mais il semble que l’on puisse reprendre tous ces termes au crédit d’un bon management ! Si ces qualités ne feront pas du manager quelqu’un de véritablement créatif (tout le monde n’est pas Bernard Tschumi, et ce n’est pas ce qu’on demande au manager), ce sont bel et bien des approches qui favorisent l’innovation de chacun et permettent de conduire une équipe, une entreprise, un projet dans un état d’esprit, une attitude propices à la saisie des opportunités.
Mieux encore, je crois qu'accepter de se laisser renouveler est la seule manière de se rendre capable de transformer les choses en profondeur ; en profondeur, c'est-à-dire autrement qu'en implémentant sèchement, par un acte de pouvoir ou de violence, un programme très limité dans l'espace et le temps. Cette idée ne convaincra pas les autocrates...
La créativité et l’adaptativité d’une équipe (d'une entreprise, d'une culture etc.) sont déterminantes dans la capacité de celle-ci à projeter durablement son action dans le monde. Il y a ainsi un lien très net entre l'impact que l'on peut espérer avoir, d’une part, et la capacité de chacun à se transformer soi-même, sur un mode positif, d’autre part. Tout est lié.
Cela peut sembler un peu contre-intuitif. Une illustration actuelle assez évidente, hélas a-contrario, est notre action face au bouleversement écologique : en ne remettant pas en cause certains de ses principes directeurs (d'ailleurs pas si anciens que cela), notre société ne produit qu'une action marginale sur son empreinte environnementale, plus qu'annulée par la poursuite ininterrompue de sa tendance productiviste-consumériste de fond.
Si le manager encourage et crée les conditions propices à l’épanouissement du 3ème mode de pensée – pensée complexe, transformative et ductile, – il favorisera automatiquement un fonctionnement du collectif où l’on écoute l'externe, où l’on dialogue en interne, où l’on apprend et où seront générées des perspectives, des idées et des solutions nouvelles capables de fédérer autour d'elles.
Quelles sont ces conditions ? Au moins trois me paraissent essentielles.
Trois conditions : la cohérence, la responsabilité et la confiance
Cohérence
La condition de réussite première, essentielle, de cette pensée auto-transformatrice, pour le manager à coup sûr – comme peut-être aussi, mais cela est moins sûr, pour l’artiste, – est que, ni rigide mais ni girouette non plus, il tisse en continu une profonde cohérence.
La mobilité n'est en effet pas la versatilité. Rien de pire qu'un patron girouette ou agité ! C’est au moins aussi mauvais (voire pire) qu'un patron obtus, aveugle et rigide. Or qu'est-ce qui différencie la capacité d’intégration d’éléments nouveaux (positive) de la versatilité (négative) ? La cohérence…
Tisser cette cohérence est un des rôles essentiels du manager vis-à-vis de son équipe, dans ce monde changeant.
Il y a un parallèle certain entre le matériau multiple, variable, peu hiérarchisé voire contradictoire dont l’architecte doit faire projet, et le monde où le manager évolue... Un autre extrait d’itw de BT :
« On a à ce moment l’embryon d’un concept. Ce concept, il va se renforcer par toute une série d’autres critères. Pourquoi ? Parce que l’architecture c’est quelque chose quand même d’assez multiple puisqu’on doit concilier des affaires de climat, des affaires de budget, des affaires fonctionnelles, de réglementation et tout, et il faut que la totalité arrive à une cohérence, à une logique où tous les éléments se renforcent les uns les autres, même si parfois on peut jouer sur les contradictions pour créer des thèses, des antithèses, des oppositions. […] Et à la fin, on crée la forme. »
La cohérence est en réalité le continuum de la pensée auto-transformatrice, tout comme de l’entreprise agile : elle en est la condition existentielle. Sans elle, pas d’être[2], et pas d’action. Sans cohérence, l’action qui nécessite un effort dans la durée, est au moins inefficiente. Et l’action collective est probablement impossible, tout simplement.
Il s'agit donc d'intégrer de nouveaux paramètres, mais un peu comme des pièces nouvelles dans un mobile suspendu au plafond de la chambre d'enfant : en conservant l'équilibre général. On incorpore ces nouveaux paramètres pour améliorer l’action, pas pour reconfigurer celle-ci tous les matins.
Certes, toute décision est un pari complexe… qu’il faut sans cesse comparer à la réalité, pour analyser les écarts, corriger le cap, relancer la remise en question… Donc adapter oui ! Mais changer d’avis comme de chemise, NON - sauf nécessité of course. La cohérence doit naviguer entre les écueils de la versatilité et de la rigidité : voilà un vrai boulot de manager…
Le manager est conscient de la force qui est née de la vitesse acquise ; tout autant que, à l’inverse, de la consommation d’énergie et de la destruction de confiance qui résulteraient de changements de cap abrupts ou fréquents. Anticipatif autant que possible, il tente d’éviter ces derniers au maximum…
Bien sûr on ne le peut pas toujours... Il arrive qu’une entreprise soit confrontée à des disruptions ; maintenir sa cohérence est alors bien difficile. L’exemple de Kodak dans les années 80 illustre le dilemme : l’entreprise avait développé, parmi les premières, les brevets de la photographie numérique, mais elle ne les a pas exploités et a finalement quasiment disparu. Une énorme erreur d’analyse ? Un peu facile... N'était-ce pas plutôt la conviction que l’entreprise n’était pas compatible avec un changement aussi radical ?
Kodak illustre un vrai dilemme de décision stratégique. C'est pourquoi le management de la transformation est si difficile. Mais ceci est un autre sujet.
On en retiendra que l’anticipation, la préparation aux possibles, et aussi une certaine qualité de ductilité de la vision stratégique (qui ne doit donc pas être terre à terre), sont des facteurs de cette cohérence, en tant que projection sur l’avenir.
Faillibilité et responsabilité
La question peut se poser en ces termes : l’infaillibilité du chef étant une fable (n’est-ce-pas ?), comment celui-ci va-t-il entraîner le collectif placé sous ses ordres ou ses pairs ? La réponse est : en exerçant vraiment sa responsabilité.
Un mot d’abord sur l’infaillibilité du chef. Certains croient encore (à tort) que l’autorité hiérarchique ne fait pas bon ménage avec la contradiction interne… Alors on exige l’obéissance, ce qui suppose (si on est rationnel) une certaine infaillibilité du chef. Chacun se rendant bien compte tôt ou tard que l’hypothèse de départ est farfelue, il ne restera bientôt plus dans ce système que le binôme autoritarisme-servilité, et son cortège de contrôles.
Tout cela est bien puéril, car le monde est complexe. En réalité, les décisions du chef ne sont même pas bonnes ou mauvaises dans l’absolu ; la plupart du temps, elles le deviendront, elles se révèleront bonnes ou mauvaises, en fonction d’un contexte et de leur potentiel de mobilisation : ce que Mathieu Maurice et moi-même appelons leur « fertilité ».
Donc le chef est faillible. Évidemment.
Accepter la faillibilité est la condition d’une véritable responsabilité, mature et crédible. Ce n’est en rien renoncer à l’action[3] ; mais cela implique, en revanche, d’envisager l’action et le management d’une manière subtile (nuancée, humanisée), dialectique (la confrontation positive), attentive au contexte et aux interdépendances (complexe), et ouverte à la réévaluation (adaptative, non dogmatique).
Être conscient de sa faillibilité[4] induit donc le vrai sens de la responsabilité – pas la posture qui clame pompeusement « j’assume », trop souvent afin de ne pas se remettre en cause[5]. C’est parce que l’on est conscient des risques d’erreur et des aléas de la complexité, que l’on se préoccupe en permanence des conséquences de sa décision et de son management ; et que, n’en faisant pas un enjeu de pouvoir, l’on est en mesure de réévaluer et de remettre sur le métier l’une (sa décision), l’autre (son management) et soi-même.
Face à la complexité du monde qui nous entoure et à la faillibilité qui en résulte, le vrai sens de la responsabilité implique l’acceptation de la contradiction, l’autocritique, l’honnêteté intellectuelle, la remise en cause. Évidemment caractéristiques de l'auto-transformation...
Soulignons que c’est ainsi également que l’on prend en compte avec sincérité « l’autre ». Car cet état d’esprit implique le respect des hommes, de leurs analyses, de leurs savoir-faire, de leurs convictions, de leurs intuitions, de leur capacité d’action et d’adaptation.
Au résultat de tout cela, le manager créera de la confiance.
Confiance
Voilà à nouveau un vrai boulot de manager face à la complexité du monde qui nous entoure : générer de la confiance au sein du collectif qu’il anime : équipe, direction, entité...
Confiance en quoi ? Mais en son environnement, en son patron, en ses pairs et ultimement : en soi et en l’avenir.
La confiance est indispensable pour éviter autant que possible le refus de s’adapter, le repli sur soi et la radicalisation des positions, qui refermeraient bien vite le 3ème mode de pensée (la pensée auto-transformatrice) : c'est une condition d'une action collective et adaptative.
Pour ce faire, la cohérence (qui n'est pas rigidité) et l’exercice d’une responsabilité ouverte ne suffisent pas. En effet, la confiance est à double sens (et c’est d’ailleurs pourquoi elle ne se décrète pas) : elle se prouve, et réciproquement, aux deux bouts d’une relation, hiérarchique ou non.
Le manager est donc attentif en premier lieu à son propre comportement : intègre et préoccupé d’être juste, malléable dans une certaine mesure puisqu'à l'écoute... cela semble un bon début.
Il est aussi une sorte de jardinier d’une éthique collective (et son gardien) : il sanctionne le comportement déviant, qui piège les autres ou ne s’inscrit pas dans l’objectif commun. Le manager exige l’honnêteté, sanctionne la rétention d’informations... et il tolère l’erreur, ce qui d'ailleurs est une nécessité, sinon l’information sera toujours cachée. En cas de difficultés, il ne s’attarde pas d'abord sur la responsabilité mais, en priorité, il libère des moyens et il aide.
En particulier, les métiers étant souvent fournisseurs les uns des autres dans une entreprise, le manager est particulièrement attentif au respect par chacun de ces comportements (qui se basent sur des valeurs) comme conditions de la confiance dans chaque interaction.
La confiance, c’est aussi savoir ce qu’on peut et ne peut pas attendre des autres. Le manager est ainsi également responsable de l’existence et de l’application de process clairs, simples autant que possible, connus de tous, justifiés et compréhensibles.
Trop de managers laissent en friche (trop ou trop peu ou inadaptée) cette hygiène de l'organisation. Élagués quand ils sont trop lourds, écoutant les pratiques réelles et répondant aux besoins opérationnels, les process en seront d’autant mieux appliqués ; ils participeront à la confiance que chacun peut avoir dans l’autre et dans l’action collective.
Pour conclure
L’article précédent soulignait le contraste apparent entre les architectures souvent complexes, en tout cas non conformistes, de Shigeru Ban et la limpidité presqu’enfantine de ses croquis.
Nous avons approfondi aujourd'hui notre circumnavigation autour de la complexité, en explorant la notion de pensée auto-transformatrice dans la précieuse compagnie de Bernard Tschumi : architecte dont la « fabrique » éclaire extraordinairement ce thème majeur du management... et de la vie en général !
Comment apprivoiser la complexité ? Comment la rendre intelligible sans l’appauvrir ?
En la défigeant par une lecture stratégique qui met les hommes en mouvement et les projette dans l'action... Par des décisions intelligibles à fort pouvoir de décodage de la complexité, mais sans simplisme...
Comment la rendre positive et créative ?
En pensant et en agissant de manière fluide, systémique et cohérente... En exerçant une responsabilité ouverte à la réévaluation et en cultivant les conditions de la confiance dans le collectif...
Comment en faire une opportunité pour développer l'impact de notre action ?
En acceptant de se laisser transformer soi-même et de laisser l'organisation s'adapter... En se recréant soi-même, encore et toujours et en offrant aux équipes ce même droit et cette même chance...
Alors, nous pourrons à la fois grandir nous-mêmes, faire grandir nos équipes, projeter notre action, et faire réussir un grand projet ou une entreprise.
N’hésitons pas : outre une ambition et des moyens (la base), offrons à nos équipes une cohérence et de la confiance et incitons-les à l'auto-transformation, afin qu'elles influencent le monde en y frayant leur chemin.
Leur capacité d’action, d’interaction et d’auto-transformation est une complexité formidablement créative !
[1] Selon Bernard Tschumi, il n’y a pas d’architecture sans "événement, sans action, ni activités qui modifient et étendent les structures qui les contiennent". [2] Pas d’homéostasie. [3] Ne pas agir est bien sûr une action en ce sens que cela a des conséquences, si bien sûr l’on est convaincu que le monde est héraclitéen - tout change. [4] Au passage, que personne ne se sente autorisé à ne plus chercher à être fiable, sous prétexte d’être irréductiblement faillible ! [5] Sans d’ailleurs assumer quoi que ce soit le moment venu car fréquemment, le bel oiseau se sera envolé sur une autre branche avant qu’il ait été mis dans la situation de devoir « assumer »… alors que les moins gradés - moins mobiles - devront supporter les conséquences jusqu’au bout !
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