Une contribution d’Emmanuelle Becker Paul au blog des organisations authentiquement fiables - https://www.organisations-fiables.fr/blog
Dans mon activité professionnelle sur les grands projets, j’ai pu constater le déploiement de véritables « légendes urbaines » qui venaient troubler par des croyances fausses la clairvoyance des leaders. Le mimétisme comportemental sur les grands projets est-il propice à la fabrication de ces fausses représentations ? Comment prévenir ce phénomène ?
Fraîchement diplômée, je me suis expatriée en Asie du Sud Est au début des années 90. J’y ai découvert ce monde à part qu’est le grand projet « à la française », fourmilière organisée avec son grand chef d’orchestre, et sa garde rapprochée. En tant que française comme eux, malgré mon jeune âge, j’étais parfois acceptée dans leur cercle restreint. J’étais très étonnée de leurs conversations savantes, on parlait de batailles napoléoniennes à table, de clashs de civilisations. J’ai vite observé que la garde rapprochée avait les mêmes manières que celles du chef. C’était comme un rayonnement puissant : comme lui on portait droit la tête, on claquait des doigts, on attaquait la poignée de main virile de la même manière. J’étais fascinée. Et intriguée. Mes études d’ingénieure ne m’avaient pas préparée à ce phénomène.
Et puis j’ai travaillé sur d’autres grands projets, avec d’autres leaders qui avaient d’autres auras. Avec l’attention au détail dont je ne peux me départir, sorte de marque congénitale, je me suis vite spécialisée dans le démêlage de nœuds contractuels empilés les uns sur les autres. Pour comprendre ces situations complexes, j’ai dû parler aux différents acteurs de ces projets. Et chaque fois, j’ai fait face à ce que j’ai vite qualifié de « légende urbaine », la fausse représentation qui s’est installée sur le projet depuis des mois ou des années. Était-ce ce mouvement d’uniformisation, mû par le puissant désir d’inclusion qui m’avait étonnée dans ma jeunesse, qui affectait également le raisonnement ? Le pouvoir séducteur du charisme du leader, si nécessaire pour fédérer une équipe, affectait-il le jugement ? Ou bien était-ce la peur ?
J’ai entendu « ce contrat n’a pas de délais de forclusion pour les réclamations », sans analyse approfondie, et l’entreprise avait bâti sa stratégie commerciale sur cette base fragile comme la plus mince des couches de glace, l’effondrement et le naufrage guettaient. Les structures d’enregistrement des évolutions du projet n’étaient pas en place. Sur un autre projet, les ingénieurs d’étude du co-contractant spécialisé (« process provider ») croyaient, comme tout le monde sur le projet, qu’ils étaient absolument responsables de l’ensemble des conséquences des modifications de procédé. Le prix des installations explosait, le retard s’accumulait, l’enjeu commercial était tel que ces ingénieurs de procédés étaient comme paralysés par ce qu’ils considéraient comme leurs propres erreurs d’anticipation. Il m’a fallu des mois de patients entretiens avec eux pour qu’ils reprennent confiance et formuler une réclamation fondée sur l’évolution des données d’entrée.
Les fausses représentations ont la vie dure
Redresser la barre a toujours été incroyablement difficile, que la correction suggérée soit favorable pour mes interlocuteurs ou non, que j’intervienne en interne ou en tant que consultant externe. Ces fausses représentations étaient devenues des croyances aux ramifications multiples, à identifier puis corriger une à une. Mais toujours, la persévérance sur le chemin de la vérité a payé et porté des fruits sur le long voire très long terme.
D’autres vieux routards des grands projets à qui je me suis confiée m’ont confirmé l’existence de ces « légendes urbaines » installées sur les grands projets. J’ose ici parler d’aveuglement collectif, et son caractère systématique me permet de considérer qu’il est consubstantiel à la nature humaine, dans le contexte de ce type d’organisation. Inutile de prétendre que cela n’arrive qu’aux autres.
Pour éviter ce phénomène de développement de fausses représentations, il faut d’abord prendre conscience de son existence. Ensuite, trois voies au moins peuvent être explorées :
1) Favoriser une culture de questionnement collectif : Le pire des scénarii est la combinaison de l’isolement géographique et de l’autoritarisme du leader. Le contexte est favorable au dérapage. Si l’isolement géographique est souvent une donnée incontournable du grand projet, la culture de la pensée unique autoritaire peut être contrecarrée par la mise en place de forums de revue collective des risques et opportunités où la parole est libre. Ces forums doivent pouvoir intégrer les extérieurs de passage, représentants du siège ou auditeurs, qui doivent être présentés comme un enrichissement à la réflexion collective et non comme une contrainte.
2) Repérer et encourager les donneurs d’alerte en interne : Ils sont nombreux mes confrères et consœurs à l’œil attentif et critique, sur lesquels les préjugés de projets glissent sans adhérer. Dans chaque organisation, ces donneurs d’alertes potentiels méritent d’être repérés et écoutés. Ils ne claquent peut-être pas des doigts en rythme, mais leur pensée divergente peut contribuer à prévenir les fausses routes et sont un atout majeur de toute organisation pour sa maîtrise des risques. Cela passe aussi par lutter contre des réflexes de castes, contre les préjugés qui décrédibilisent la parole de certains au motif qu'ils sont "moins importants" ou regardent les choses à travers un "prisme" subalterne.
3) Utiliser de manière efficiente les regards externes : il arrive que des consultants aguerris, ou des experts « internes » mais d’un autre département, ou d’une autre filiale, rédigent des notes d’étonnement où ils mettent toute leur expérience et leurs analyses au service de la prévention des orages qui s’annoncent de manière quasi certaine… et que le rapport finisse au fond d’un tiroir. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela : incapacité du consultant ou de l’expert à faire passer son message, donneur d’ordre mal à l’aise car mis en difficulté, ou en surcharge de travail, mauvais positionnement de la mission dans l’organisation du projet etc. Parfois même on « tire sur l’ambulance » (le pauvre consultant ou auditeur) ! Pourtant, ces regards externes sont souvent des dernières chances à accueillir de manière humble et ouverte pour retrouver la part de lucidité perdue.
Le grand projet est une formidable aventure collective. Aux défis techniques et organisationnels doit s’ajouter la lutte permanente contre les préjugés et les fausses représentations, qui nécessite de cultiver l’humilité personnelle pour permettre l’écoute de tous les points de vue. On ne répètera jamais assez que l’arrogance rend sourd et aveugle aux signaux d’alerte.
Emmanuelle Becker Paul a consacré toute sa carrière à la gestion des grands projets internationaux, en se spécialisant dans les fonctions de Contract Management, planification et analyse de retards, gestion des risques et contrôle de projet. D'abord imprégnée de culture contractuelle anglosaxonne, elle a ensuite fait la jonction avec les particularités du droit civil privé et public français. Aujourd'hui, elle intervient principalement en prévention et en gestion des contentieux entre les parties prenantes des projets (maîtres d'ouvrage, entrepreneurs, maîtres d'œuvre), en arbitrage international, en tant qu'expert de justice en France, et comme membre de comité de règlement des différends. www.becker-conseils.expert
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