Voici un problème extrêmement classique : le grand risque que l’on délaisse, pour se concentrer sur une multitude d’autres plus petits, mais à échelle humaine.
On peut voir deux ingrédients à cette « dimension sidérante » d’un risque, qui s’ajoutent parfois l’un à l’autre dans une même recette : le risque d’un évènement très éloigné dans le temps ; le risque d’un évènement d’une ampleur cataclysmique.
Le risque sidérant semble jouir d’une caractéristique paradoxale, celle de la disparition : à tort ou à raison, on va lui attribuer une probabilité faible. C’est un fantôme.
Un exemple est la crue centennale parisienne. La dernière crue centennale de la Seine a eu lieu en 1910. Elle a donné à Paris et à la vallée de la Seine des faux-airs de Venise :
Sauf qu’à Venise, les réseaux de télécommunication et autres data-centers ne sont pas en sous-sol, les réserves des musées et les tableaux électriques des immeubles non plus, pas davantage que les parkings, les archives, les salles de spectacle, les chaufferies collectives, les bars des hôtels et les stocks de livres des bibliothèques… Il n’y a pas non plus de métro à Venise. Bref, une crue centennale à Paris au XXIème siècle serait un cataclysme.
Des décisions différées...
Ce risque majeur est abordé au travers d’une multiplicité de plans ponctuels, généralement à l’échelle de l’immeuble, sur fond d’une impréparation générale troublante, en tout cas selon ce que relève régulièrement la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (ceux qui ont sauvé de l’incendie la cathédrale Notre-Dame au péril de leur vie)...
Notons tout de suite que parer au risque majeur est souvent ce qui nécessite la préparation la plus longue, donc ce n’est pas le risque pour lequel il faudrait se permettre de perdre du temps. Pourtant, si la crue centennale se reproduisait, mettons, l’année prochaine, les conséquences seraient incommensurablement plus élevées qu’en 1910. Les mesures de protection qui ont été mises en place ont progressé moins vite que la dépendance de nos systèmes urbains et de nos modes de vie à ce type d’évènement. En langage de risque, la criticité, bien que minorée par des plans de mitigation, s’est largement accrue. L’effet du temps n’a pas joué en notre faveur.
Dès l’origine, il s’agit pourtant d’un évènement certain. Mais si rien n’empêche que 2 crues centennales se succèdent en l’espace de deux années, c’est statistiquement inhabituel. L’esprit humain simplifie sa représentation des risques. Le risque est statistiquement distribué dans le temps, et voici que l’esprit humain le considère chaque année comme improbable. Or c’est une erreur de débutant en probabilités...
Il ne faut sans doute pas y voir le résultat seulement du court-termisme politique ou économique : c’est bien un effet de la psychologie humaine, de ses biais de représentation de l’incertitude. On voit parfois dans les films animaliers des gazelles paître à quelques dizaines de mètres de lionnes repues. Puis, au paradis provisoire de la satiété succède à nouveau la faim, la lionne bondit et les proies fusent de toute part, dans l’affolement général. Il aurait quand même été plus avisé d’aller brouter un peu plus loin. Nous avons gardé quelque chose de la psychologie des gazelles.
... Au risque sidérant.
J’aurais pu appeler ce billet « Le syndrome des décisions différées » : puisqu’en effet, on a préféré ne pas prélever une part des ressources annuelles pour se préparer à ce risque de crue, tant il était perçu comme improbable car éloigné dans le temps.
Le temps passant, la dette d’action s’est accumulée, au point qu’il faudrait sans doute maintenant des dizaines de milliards d’€ à Paris pour sécuriser nos systèmes urbains et nos biens dans l’hypothèse d’une crue centennale, et parvenir à modérer vraiment ce risque.
Arrive alors l’effet de sidération proprement dit. C’est un mécanisme que je rencontre également dans les analyses de risque : un risque majeur mais improbable (ou jugé comme tel) est sorti manu-militari de l’analyse des risques. Il est vrai que sa présence était embarrassante, et même pénalisante. Il est tellement gros qu’il déforme toute l’analyse, parce qu’il prive de pertinence l’échelle de mesure des risques.
Si vous cotez vos risques de 1 à 4 et que votre dernière catégorie englobe tous les risques supérieurs à 10 m€, le risque à 100 m€ est neutralisé, et ça vous gêne quand même un peu, intellectuellement. Et si à l’inverse vous alignez votre échelle sur le risque de 100 m€, alors tous les autres risques se retrouvent aplatis. Et donc ? Eh bien, on sort l’éléphant du magasin de porcelaine. On prétend le mettre de côté. En réalité on l’oublie.
J’appelle cela l’effet de sidération. Le risque majeur paralyse le reste du raisonnement. C’est désagréable, alors on l’écarte. Il y a évitement.
Je ne peux pas le prouver, mais je suspecte que le risque majeur est presque toujours jugé comme improbable, que cela soit vrai ou non. Il doit exister une seconde loi psychologique dans la représentation des risques que se fait un être humain, qui lie intrinsèquement la probabilité d’occurrence à la gravité du risque. Le risque grave est improbable. Ça tombe sous le sens.
Ceci est probablement vrai, statistiquement parlant : sinon, l’espèce humaine aurait disparu depuis longtemps. Il y a quelque chose d’implicitement darwinien là-dedans : si ce qui est énormément menaçant était probable, il y a longtemps qu’on ne serait plus là. Or nous sommes toujours là. Donc restons confiant : le pire n’arrivera pas.
Cet enchaînement du syndrome des décisions différés, avec son accumulation de la dette d’action, et de l’effet de sidération, avec son optimisme d’évitement, n'est pas totalement rare à l'échelle de nos entreprises et de nos projets...
Nous pouvons également l'observer à plus grande échelle, par exemple sur la réaction des sociétés face à la catastrophe environnementale et écologique en cours.
Dans ce cas comme dans nos entreprises, nous avons les moyens d'agir, ce qui parfois passe par nous améliorer nous-mêmes, en interrogeant nos objectifs, nos interactions, nos organisations, nos processus... La lucidité n'est jamais acquise. Si nous évitons de regarder le risque sidérant, nous prenons le "risque de la crue centennale parisienne" : c'est-à-dire d'agir moins rapidement que ne s’élève la criticité du risque.
Au point que l’éléphant pourrait revenir s’installer pour de bon dans le magasin de porcelaine, je voulais dire : dans nos matrices de risques !
Tout à fait juste ! l’organisation des (« grandes ») entreprises que je connais ne permet pas de travailler à la prévention de ces risques. C’est même tout le contraire. Qui pour les porter ? Quels moyens dédier ?
Ne serais-ce pas à celui qui délègue d’endosser cette responsabilité de l’analyse, de l’élaboration du plan d’action et de son pilotage. Et si ça dépasse les moyens qu’il est autorisé à mobiliser, alors cette responsabilité monte d’un cran.
Il est sans doute plus simple de regarder ailleurs. Le plus probable est que le pire n’arrivera pas, ou pas sous mon règne, ou en tout cas avec peu de conséquences pour moi, ou en tout cas pas suffisamment pour que je ne m’en relève…